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samedi 2 septembre 2017

Falstaff d'Antonio Salieri

Falstaff par Eduard von Grützner (1846-1925)

Hier soir j'ai écouté Falstaff, opéra comique composé en 1799 sur un livret de Carlo Prospero Defranceschi, d'après Les joyeuses commères de Windsor de Shakespeare. Falstaff, un des ultimes opéras de Salieri (le dernier date de 1804) et un des derniers opéras composé au 18ème siècle, peut être considéré comme l'aboutissement de toute une tradition d'un demi-siècle d'opéra bouffe. Dans Falstaff on trouvera non seulement des échos des opéras antérieurs de Salieri mais aussi des opéras de ses contemporains, ceux de Mozart et Haydn évidemment mais aussi ceux de Giuseppe Sarti, Giovanni Paisiello ou Vicent Martin i Soler, et des tragédies lyriques à la mode française. Le texte de Shakespeare a inspiré plusieurs compositeurs antérieurs à Salieri. Le dernier en date était Karl Ditters von Dittersdorf, auteur d'un singspiel, mis en musique en 1796 à partir d'un livret de G. Ch. Romer (1).

Le livret de Defranceschi reprend essentiellement la pièce de Shakespeare mais supprime les deux jeunes amants, Anne et Fenton, simplifiant ainsi l'intrigue
En tentant de séduire à la fois Mistress Ford et Mistress Slender, Falstaff, s'attire les foudres de leurs maris. Il va payer cher ses entreprises galantes. D'abord emprisonné dans une malle en osier, il sera immergé dans la Tamise. Il subira enfin les sévices variés de sorcières et de lutins à la solde des époux Ford et Slender et in fine jurera de ne plus convoiter la femme de son prochain, mai piu (plus jamais)...

Falstaff dans le panier à linge par Johann Heinrich Füssli (1741-1825)

Ce qui frappe dans Falstaff c'est avant tout le métier extraordinaire de Salieri. Comment arrive-t-il donc à mener une action aussi touffue que complexe sans le moindre temps mort? 
D'abord, les grands airs, destinés aux solistes en vogue, sont peu nombreux et assez courts ce qui fluidifie le discours musical. Ces airs se plient souvent aux conventions de l'opéra seria, on trouve parmi eux des aria di paragone (comparaison ou métaphore), di furore, ou di disperazione (lamento). Contrairement à l'opéra seria, les ensembles prennent ici une importance considérable. Les duettos, terzettos, quatuors etc... consistent en saynètes ultracourtes qui se succèdent à la vitesse de l'éclair avec un phénomène d'accélération quand on approche de la fin des deux actes. La brièveté des scènes et les contrastes très vifs d'une scène à l'autre et même à l'intérieur d'une même scène, sont très frappants et donnent une grande vivacité à l'action. Mais l'intérêt majeur de cet opéra réside dans la caractérisation de Falstaff, un glouton et un escroc, un personnage inquiétant au double visage. Il montre dans certaines scènes un visage bonasse et une certaine faconde. La face obscure de Falstaff apparait surtout dans les récitatifs accompagnés qui précèdent ses airs. Ces récitatifs, quelque peu sinistres, sont tout à fait typiques de Salieri. On retrouve un peu la même ambiance dans Axur, re d'Ormus, ce qui ne saurait étonner car Axur est, à mon avis, un personnage qui par certains côtés, ressemble à Falstaff 
Bien sûr, des réminiscences de Don Giovanni ou des Noces de Figaro sont détectables de temps à autres dans Falstaff mais indiscutablement cet opéra, pris dans sa globalité, ne doit rien à personne et a une originalité très marquée. Au passif de Falstaff et des autres opéras de Salieri, des phrases musicales parfois trop prosaïques et manquant de distinction, mais ce défaut est largement compensé par un agrément scénique exceptionnel. Tous les moyens, musique, dramaturgie, prosodie italienne sont au service de la vie sur scène et de l'action. A ce stade on peut faire des comparaisons avec l'art des contemporains de Salieri, et en particulier de Cimarosa qui met la vocalité sur le devant de la scène ou de Mozart chez qui la musique plus que le texte est le moteur principal de l'action dramatique.

Les sommets.
Acte I
La sinfonia d'ouverture (allegro di controdanza) donne le ton, elle est entièrement construite sur un rythme de contredanse, habilement et spirituellement varié qui annonce un opéra comique sans histoires ce que démentent les deux finales d'actes aux accents souvent dramatiques.
Le duo des deux épouses Mistress Ford et Mistress Slender (scène 6) qui constatent que Sir Falstaff leur a écrit une même lettre fort inconvenante: la stessa, la stessissima...dure une minute à peine, ce duo irrésistible provoqua l'enthousiasme du public qui le faisait bisser systématiquement!
La scène 11 Guten morgen mein Herr au cours de laquelle mistress Ford se déguise en allemande est un extra non présent dans la pièce de Shakespeare. Elle obtint aussi un grand succès. Vingt ans plus tôt, Joseph Haydn avait composé une scène tout aussi désopilante, basée sur le même déguisement dans l'Infedelta delusa, dramma giocoso datant de 1773! 

Le vaste finale du premier acte est un des modèles du genre avec de belles envolées lyriques, de superbes vocalises et une science du contrepoint accomplie.

Acte II
Aria de Mr Ford (scène 8). Furie che mi agitate...Aria di furore assez typique. C'est probablement l'air le plus virtuose de la partition. Il se déroule dans un registre très tendu avec de nombreuses accaciatures et vocalises redoutables. Il se termine par un suraigu très bel canto qui annonce de près Rossini.
Charmant duetto pastorale de Mistress Ford et Falstaff, Su, mio core, a gioir ti prepara... (scène 9) accompagnés très joliment par un hautbois et un cor. L'effronterie d'Alice Ford atteint un sommet. Falstaff, de son côté, sait se montrer charmeur si nécessaire !
Aria extraordinaire de Mr Slender (scène 17), Reca in amor la gelosia, accompagné par le réseau sombre des cordes graves auxquelles s'adjoignent le choeur des vents pour souligner les fins de phrase ainsi que les mots mai piu de l'Echo. L'effet produit est considérable (dixit Salieri lui-même) (1) et, à mon humble avis, anticipe Berlioz, rien que ça! 
Le finale de l'acte II est assez typique de la manière de Salieri.: Au milieu d'une scène plutôt endiablée, brusquement le calme revient et alors débute un canon merveilleux entonné par mistress Ford sur les paroles: Te sol amo, anima mia...Mr Ford enchaine ensuite, les voix du couple Slender s'ajoutent aux précédentes et le quatuor vocal ainsi réalisé nous ravit par le beauté des contrepoints et des harmonies qui rappellent un morceau semblable dans Nina ossia la pazza per amore composée dix ans auparavant par Giovanni Paisiello (2).
Ce finale est encore plus enlevé que le premier avec de grands morceaux de bravoure comme la persécution finale du pauvre Falstaff par les fausses sorcières qui s'inspire des scènes infernales d'Orfeo ed Euridice de Gluck 



On peut voir sur You Tube, retransmise du Teatro Fraschini di Pavia (1997), une production de la Société de l'Opera Buffa (directeur Aldo Tarabella) dont est tirée la version discographique dirigée par Alberto Veronesi que je passe avec délices sur mon lecteur de CDs depuis une vingtaine d'années (enregistrement Chandos de 1998). Ce spectacle, mis en scène par Beni Montresor, est décevant à plus d'un titre, du fait de la mauvaise qualité du son et de l'image. Plus grave: on ne gagne pas du tout à voir les chanteuses et chanteurs. Une partie de la magie de la musique disparait. Le traitement exagérément burlesque de la mise en scène gomme une partie des aspects inquiétants du personnage titre. 
Mr Ford, (Giuliano de Filippo, ténor) et Mr Slender, (Fernando Luis Ciuffo, basse) sont quelque peu hors-sujet, leur aspect grotesque manque de dignité et ne contraste pas assez avec le personnage titre. Ils sont par contre vocalement irréprochables.
Mistress Ford, (Lee Myeounghee) et Mistress Slender, (Chiara Chialli) sont remarquables vocalement, mais trop prosaïques. Du fait de leur agitation perpétuelle, les deux sopranos manquent de la séduction inhérente à la partition et au texte. Ce point est quand même essentiel si on veut comprendre la psychologie de Falstaff. D'accord c'est un glouton mais il est sensible au charme féminin. Dans mes rêves, ces deux dames brillaient davantage.
Seul Falstaff, sorte de Don Giovanni à l'envers, est représenté tel qu'en lui-même et tel que je l'imaginais, ce rôle est parfaitement incarné par Romano Francheschetti, acteur-chanteur remarquable!
L'excellent orchestre Guido Cantelli de Milan et le choeur des Madrigalistes de Milan sont dirigés avec autorité par Alberto Veronesi

Avec Gli Orazi e i Curiazi (1796), admirable opera seria de Cimarosa, Le cantatrici villane (1798), comédie éblouissante de Valentino Fioravanti (4) et Falstaff (1799) de Salieri, le dix huitième siècle finit en beauté.


  1. Filippo Poletti, Texte de présentation de Falstaff dans l'enregistrement Chandos, Chan 9613(2), 1998.
  2. http://piero1809.blogspot.fr/2015/01/le-cantatrici-villane.html

2 commentaires:

  1. Merci pour ce commentaire judicieux d'un opéra encore bien trop négligé !

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  2. De nombreux enregistrements de cet opéra existent. Le seul sur instruments d'époque, à ma connaissance, est celui dirigé par Jean-Claude Malgoire, La Grande Ecurie et la Chambre du Roi, édité par le label Dynamics.

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