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dimanche 19 avril 2015

Axur Re d'Ormus

Le manque d'imagination des maisons d'opéra est navrant. On ne compte plus les versions nouvelles de Don Giovanni, des Nozze de Figaro, de Cosi fan Tutte et de La Clemenza di Tito. Au vu de la discographie pléthorique de ces opéras, il est clair que la plupart des nouvelles productions sont vouées à l'oubli au bout d'une demi-douzaine de représentations et cela quelle que soit la valeur de leurs interprètes. Pourtant il existe un vivier quasiment inépuisable de chefs-d'oeuvre totalement inconnus, rien que pour la seconde moitié du 18ème siècle, qui mériteraient d'être représentés et qui pourraient obtenir un succès durable auprès d'un public dont on cultive au contraire la paresse intellectuelle en lui donnant ce qu'il connait déjà. Axur, Re d'Ormus fait partie de ces merveilles dont un petit nombre d'amateurs se délectent car un seul enregistrement, présentant malheureusement de nombreux défauts, existe dans le monde.

Portrait d'Antonio Salieri par Joseph Willibrod Mähler
Axur, re d'Ormus, drame tragi-comique d'Antonio Salieri fut représenté pour la première fois à Vienne le 8 janvier 1789 en présence de l'empereur Joseph II. Il s'agit d'une adaptation italienne de la tragédie lyrique Tarare du même Antonio Salieri. Le livret italien fut écrit par Lorenzo da Ponte à partir du livret de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Cette nouvelle mouture est en fait une adaptation très libre. La plupart des éléments révolutionnaires et les attaques contre le clergé et la couronne ont été gommés par crainte de la censure impériale. Le succès d'Axur re d'Ormus fut considérable (29 représentations pour l'année 1789) et dépassa de loin celui du Don Juan de Mozart (1787). Axur fait partie des ouvrages probablement dirigés par Joseph Haydn au chateau d'Eszterhaza en 1790.

Le tyran Axur, jaloux de son meilleur soldat Atar, fait enlever Aspasia, l'épouse de ce dernier. Sous divers déguisements et avec l'aide de l'esclave Biscroma, Atar réussit à libérer Aspasia. Condamné à mort par Axur et enchainé, Atar sollicite et obtient l'aide du peuple. Fou de dépit, Axur se donne la mort et Atar est couronné roi tout en gardant ses chaines comme gage donné à son peuple au cas où il ne gouvernerait pas avec justice. (1)

Contrairement au schéma Metastasien habituel dont le but principal est la glorification du monarque, c'est donc l'histoire d'une révolution qui est décrite ici. Dans la mouture de Lorenzo da Ponte, édulcorée par rapport au livret originel de Beaumarchais, le pouvoir royal est conféré à Atar par le peuple mais légitimé par la démission implicite d'Axur et, comme il se doit, par l'autorité religieuse. Atar promet de gouverner avec justice mais au fond, rien ne vient remettre en question le pouvoir absolu du nouveau souverain. Une telle trame n'était donc pas susceptible de déplaire à Joseph II, ni à d'autres monarques du Siècle des Lumières.

Sur un livret habile et efficace dramatiquement, Antonio Salieri composa une musique splendide. Dès la première note du duo entre Aspasia et Atar en si bémol majeur qui ouvre l'opéra avec ses appogiatures si caractéristiques, on remarque que la musique de Salieri est profondément différente de celle de Mozart et ne doit rien à personne même si on peut y détecter, ici ou là, des influences Gluckiennes. La seule analogie avec le dramma giocoso Don Giovanni réside dans le couple Axur (le tyran), Biscroma (l'esclave) qui ressemble au couple Don Juan, Leporello. Aspasia est un remarquable personnage féminin : Son air, Son queste le speranze, est un sommet de la partition et est certainement aussi digne d'intérêt que les plus beaux airs de Konstanze dans L'Enlèvement au sérail ou de Fiordiligi dans Cosi fan Tutte, composé un an plus tard.
Axur est également remarquablement caractérisé: c'est le tyran type dont la soif de pouvoir aboutit à asservir son peuple ainsi que tous ceux qui l'entourent. Au cinquième acte l'air remarquable en si mineur Idol vano d'un popolo codardo, illustre bien la noirceur du personnage. Toutefois ce caractère est nettement édulcoré dans la version Da Ponte par rapport à celle de Beaumarchais du fait de la passion d'Axur pour Astasia qui imprime un aspect sentimental à son personnage et lui confère un peu d'humanité.

Trois caractéristiques spécifiques d'Axur méritent d'être signalées:
La place prépondérante du récitatif accompagné et celle réduite du récitatif "secco". Le récitatif accompagné est ici très riche et expressif et se fond souvent aux airs ou ensembles d'où une impression de mélodie continue qui intensifie le sentiment dramatique. Quelques années auparavant Joseph Haydn était allé plus loin encore avec l'Isola disabitata (1779), une action dramatique qui ne comporte que des récitatifs accompagnés encadrant les airs ou ensembles.

Chacun des cinq actes comporte un climax situé généralement dans la scène finale sous forme d'un ensemble ou d'un choeur. Les scènes finales des 3ème et 4ème actes sont particulièrement remarquables. Le choeur "O tu che tutto puoi, Nume possente e grande..." qui termine le 3ème acte est magnifique et annonce Verdi. C'est également aux plus belles pages de ce compositeur auxquelles on pense en écoutant l'admirable fin du 4ème acte: un trio intensément dramatique (Atar, Urson, Biscroma) dans la tonalité de mi bémol majeur avec en contrepoint, un choeur (Mi si gela il core in petto...) et les paroles répétées obstinément par Atar, Non piangete piu per me... et Biscroma, Sol per renderlo felice... L'orchestration de ce passage est aussi très originale avec un violone (ancêtre de la contrebasse) solo qui double la voix de Biscroma.

Axur re d'Ormus s'apparente par bien des aspects aux drames héroï-comiques que sont Orlando Paladino de Joseph Haydn ou Teodoro, Re in Venezia de Giovanni Paisiello. Alors que dans les deux derniers cités, les aspects comiques et sérieux sont mélangés, dans Axur, la plupart des aspects comiques sont concentrés dans l'Arlequinade qui ouvre le 4ème acte (scènes I à V) dans le plus pur style de la commedia del arte et qui remplace le ballet présent dans Tarare. Ce morceau irrésistible qui a souvent été représenté de façon indépendante, hors de son contexte, donne une idée du tempérament comique de Salieri tel qu'il s'exprimera plus tard dans son Falstaff (1798) et de sa capacité à adapter la prosodie italienne à une foule de mélodies populaires plus entrainantes les unes que les autres (2).

Cet enregistrement, seul disponible à ma connaissance, a le mérite d'exister. Eva Mei (Aspasia) est excellente, Andrea Martin a la voix sombre du rôle et Curtis Rayam est un Atar convaincant malgré quelques débordements bel canto.
Programmer à tire-larigot des opéras de Mozart est un mauvais service rendu à ce dernier. Je suis persuadé que c'est par la connaissance approfondie des opéras de ses contemporains (Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Tommaso Traetta, Joseph Haydn, Joseph Myslivecek....), que l'on devient à même de comprendre ce qui fait l'essence du génie Mozartien.

  1. Salieri tra Parigi e Vienna, notice de l'enregistrement effectué par la firme Nuova Era : Andrea Martin (Axur), Curtis Rayam (Atar), Eva Mei (Aspasia), Ettore Nova (Biscroma). Direction musicale: René Clemencic. Nuova Era. 2001.
  2. http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/7/74/IMSLP106529-PMLP217014-salieri_Axur_re_d_Ormus2_1790_312589026.pdf On admire la lisibilité de ce fac simile remarquable du manuscrit de Salieri.